L’apprentissage de l’interprétation de conférence et les difficultés psychiques qui lui sont inhérentes

Vous voilà apprentis interprète de conférence, et je vous félicite de votre choix de carrière, qui vous comblera à terme de ses bienfaits, professionnels, intellectuels et personnels. Cependant, il se peut que vous ne sachiez pas, ou pas encore, quel peut être le cortège de difficultés et d’angoisses qui va trop souvent de pair avec les études que vous avez choisies.


J’ai une expérience de vingt ans de pédagogue dans diverses écoles d’interprétation en Belgique, en France et au Royaume-Uni. Année après année, j’ai pu constater (à ma grande tristesse!) que la majorité des étudiants qui se consacrent aux études du diplôme de « Master » d’interprétation de conférence, trébuchent sur les difficultés insoupçonnées, d’ordre émotionnel et psychique, qui sont fort malheureusement incontournables dans ce contexte.


Mon but ici est de vous prévenir quant aux contraintes personnelles et aux pressions psychiques qui font partie intégrante de la profession et des études qui y ouvrent l’accès, et de vous prémunir contre ces embûches. J’espère ainsi, en vous permettant de vous consacrer les yeux grand ouverts et en pleine connaissance de cause à votre apprentissage de la profession, vous épargner bien des états d’âme et des mises en cause personnelles habituellement angoissantes. En somme, je voudrais que vous deveniez des interprètes compétents et épanouis, mais aussi que vous preniez du plaisir en apprenant à accéder à ce statut…


1) Jusqu’ici, il y a fort à parier que vous avez toujours été les meilleurs, ou presque, dans vos études de secondaire et/ou de baccalauréat ou de licence, car les écoles d’interprètes recherchent toujours les étudiants les plus doués et les plus motivés. Dès à présent, cependant, vous ne serez sans doute plus le numéro un, ce qui bien entendu est tout-à-fait logique, mais ce fait peut imposer un petit ré-étalonnage mentale et psychique avant de pouvoir assumer avec sérénité le nouveau statut de ‘petit poisson dans un grand étang’.


Il faut également comprendre que vous vous attaquez désormais à une matière extrêmement difficile, et il se peut que ce soit la première fois de votre jeune vie que vous tentez d’acquérir une gamme de compétences techniques qu’il vous sera impossible de maîtriser de prime abord. En effet, surtout en ce qui concerne l’interprétation simultanée, personne n’y arrive dès le début de l’apprentissage, et il faudra travailler très dur, et patienter jusqu’à ce que le métier rentre et que le déclic s’opère. La bonne nouvelle est que, à condition de posséder les compétences linguistiques et intellectuelles requises et de travailler et de vous entraîner comme des forcenés, cet heureux déclic arrivera presque immanquablement, tôt ou tard. Moralité de l’histoire : soyez patients, travaillez dur, écoutez les conseils et ne soyez ni étonnés ni déprimés de ne pas y arriver tout de suite, et de connaître bien des hauts et des bas, autant intellectuels que psychiques…


2) Vous ne la savez peut-être pas encore, mais l’interprétation de conférence est un art où les performances et les prestations se font grâce à une improvisation permanente, le plus souvent sans ‘filet de sécurité’ et en faisant appel en temps réel à une vaste panoplie de compétences et de réflexes complexes, peu naturels et initialement fragiles.


Voici une description assez parlante du jazz, description qui décrit à merveille les complexités et les gloires de l’interprétation simultanée:

Controlled spontaneity. Like ink painting, like haiku, like archery, like kendo fencing – jazz isn’t something you plan, it’s something you do.
You practice, you play your scales, you learn your chops, then you bring all your knowledge, your conditioning to the moment.
‘In jazz, every moment is a crisis’, said Wynton Marsalis ‘and you bring all your
skill to bear on the crisis’.
Like the swordsman, the archer, the poet and the painter – it’s all right there – no future, no past, just that moment and how you deal with it. Art happens…..
— Christopher Moore - A Dirty Job

Comprenez que nous sommes des artistes et des performers, évoluant sur la corde raide, et que notre profession exige, de par sa nature, que nous ‘sortions nos tripes’, que nous nous investissions d’une manière intense, intègre et très personnelle dans nos prestations, que nous y mettions tout ce qui est en nous. C’est ainsi que nous devenons des interprètes de conférence dignes de ce nom, dignes du message, dignes de nos délégués.


La contrepartie d’un tel investissement de soi, c’est que les commentaires et critiques que vous feront vos professeurs, peuvent vite prendre des tournures personnelles blessantes et/ou contre-productives, ou être perçus par vous de cette manière. Il est essentiel que professeurs et étudiants se rappellent à tout moment que les études impliquent que ces derniers soient évalués et jugés en leur qualité d’interprètes de conférence (potentiels) et non pas en tant qu’êtres humains. Pour vous, étudiants, il est important de trouver en vous le moyen d’accepter et d’agir sur le feedback de vos pédagogues, mais sans le prendre comme atteinte à la personne que vous êtes et sans vous mettre en cause vous-même sur le plan psychique– je vous assure que ce malheureux amalgame est tout-à-fait courant!


3) Notre profession peut être qualifiée d’art du spectacle, et les interprètes de conférence sont des performers ou artistes, montant sur scène et puisant dans toutes leurs ressources pour animer, inspirer et informer un public ayant besoin d’eux pour participer à l’événement. Il est donc jugé légitime que ceux qui ‘consomment’ l’interprétation en ‘assistant au spectacle’, s’arrogent le droit de juger et de commenter les prestations des interprètes, un peu comme le font les critiques et le public devant une performance à l’opéra, aux Jeux Olympiques ou au théâtre.


Peut découler de ce phénomène un effet de stress et d’angoisse, décrit comme suit par le champion de tennis Pat Cash :

I’m referring to the pressures of the game that grow and grow to such an extent that you almost reach the stage where you resent and despise the sport you play. And most of those pressures come from within your own brain.
I reached the point…where, during a match, so many people were prepared to
make judgements on somebody they didn’t know…
— Pat Cash, professional tennis player

Je ne voudrais absolument pas que vous tombiez dans ce piège, alors réjouissez-vous plutôt de pouvoir vous montrer des performers polyvalents et doués, et acceptez que ce phénomène est à la fois le fléau et le couronnement du travail de l’interprète de conférence.

Une contrepartie évidente de ce constat, c’est que l’interprète de conférence qui craint d’être écouté, ne pourra survivre ! Or, il est très courant de voir les débutants se taire par simple effet de peur et d’intimidation, lorsqu’ils se savent écoutés par un collègue ou un professeur – il s’agit d’un défi de plus à surmonter, et si vous arrivez à reconnaître cette peur pour ce qu’elle est, plutôt que d’y céder vous finirez par vous délecter à l’idée d’avoir une occasion d’afficher vos compétences grandissantes!

4) Je vous recommande, jeunes interprètes en devenir, de vous construire un ‘personnage professionnel’ que vous revêtirez pendant les heures de travail ou d’exercices, quittes à l’ôter une fois le travail fini, pour redonner libre cours à votre caractère habituel, et sans aucun doute estimable et fascinant! Vous devez vous habituer à devenir de fins professionnels pendant les heures où vos clients dépendent de vous, et il peut être passionnant de construire et de perfectionner ce ‘personnage bis’, qui épatera – de par sa résistance, son énergie, son intelligence, sa fiabilité, son savoir-faire, sa discrétion et son professionnalisme - tous les acteurs des conférences auxquelles vous assisterez. Ce personnage, vous devez pouvoir l’assumer (et l’assumer intégralement) à la vitesse de l’éclair, comme si vous actionniez un interrupteur.

5) La profession de l’interprétation de conférence s’est développée et est structurée de manière à passer presque toujours par des tests grandeur nature, en temps réel devant un auditoire. Ceci est le cas qu’il s’agisse d’obtenir votre diplôme d’interprète ou d’être accepté comme freelance ou permanent au sein d’une organisation internationale, et que l’on aime ou non ces passages obligés, ils sont incontournables. C’est un peu à l’image d’un chanteur, d’un acteur, d’un athlète, d’un musicien ou d’un danseur, qui doit montrer de quoi il est fait en situation de stress réelle, et souvent dans des contextes où ‘toute erreur se paie cash’.

En fait, puisque nous gagnons notre pain quotidien en nous livrant à des performances de cet art complexe, il est normal et souhaitable, pour tout entité diplômant ou employeur éventuel, de vouloir apprécier le niveau de prestation de l’interprète (potentiel) en situation de crise (voir 2) ci-dessus), car notre travail consiste à gérer une ‘crise permanente’. Chez l’interprète de conférence, il va un peu sans dire que l’évaluation continue n’est pas vraiment utile, puisque nous ne valons jamais plus que notre dernière prestation en date..

Voilà quelques-unes de mes idées, un peu à l’emporte-pièce, concernant les expériences que vous risquez de vivre en tant qu’étudiants-interprètes. J’espère, sincèrement, que vous aurez vite fait de comprendre que, malgré les difficultés décrites, dont certaines s’appliqueront sans aucun doute à votre cas, le jeu en vaut très largement la chandelle. Notre profession est unique, passionnante, complexe, envoûtante, et je vous souhaite de la vivre intensément et d’une manière qui vous inspirera tout au long de vos années en cabine !

Chris Guichot de Fortis

Christopher Guichot de Fortis (A-EN, B-FR, C-ES) M.A. (Cantab); PDLS; BACI; M.A. in Conference Interpretation (University of Bath); AIIC, has had an eclectic life.

At 18 he briefly played professional tennis, then began competing as an amateur rally driver. His obtained BA and MA degrees from St. John’s College, Cambridge, going on to serve 9 years in the British police.

In 1988 he began a staff interpreting career at NATO Headquarters, becoming a Senior Interpreter (servicing inter alia 400 committees at all levels, and countless Ministerial and 14 HOSG Summit meetings) and running NATO’s recruitment tests and practice programme for 10 years. He has now retired.

He has also organized volunteer interpreting teams for several NGOs, trained and worked for 15 years as an ambulance paramedic, and founded a refugee social and legal service, “l’Olivier 1996”. 

He has taught, examined and lectured at over a dozen interpreting schools in Belgium, France, the USA, the UK, the Czech Republic, Germany and Mexico, has taught for AIIC in France and Germany, and currently chairs the Belgian AIIC Network of Trainers (BANT). For several years he was also a member of the Geneva International Model United Nations teaching team. More recently, he has spoken at the TerpSummit for the past 3 years. He began teaching on the CCIC in 1991, and has been its co-director since 2002.

Since he retired from NATO, he freelances and spends much of his time training Master’s students and providing specialized and targeted individual CPD coaching to (primarily) young interpreters in many countries.

He continues to run and develop the “L’Olivier 1996” registered charity, and to compete regularly and successfully in regional and international level motorsport rallies.

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